La mission de la religion au 21ème siècle – un point de vue juif
(Die Aufgabe der Religion im 21. Jahrhundert – eine jüdische Sicht)
Par le Rabbin Tovia Ben-Chorin, Zürich
Conférence donnée le 7 mars 2005 à Strasbourg au Foyer Lecocq dans la cadre de rencontres de l’Union protestante Libérale
(Traduction et résumé par Ernest Winstein)
Au-delà des idéologies du 20è siècle, l’enseignement (die Lehre) de la démocratie, qui est par ailleurs proche du judaïsme, reste d’actualité. L’enseignement de l’égalité (Gleichwertigkeit) entre êtres humains, pour le judaïsme, repose sur la première page de la Bible. Le judaïsme est proche de la théorie scientifique du big-bang originel – mais s’en distingue (la Bible n’a pas de prétention scientifique). La voie de la foi (Emunah) ne s’oppose pas à la conception scientifique, mais ajoute une dimension morale-éthique.
Où passe la frontière entre le progrès humain orienté vers le bonheur, la justice et la paix, et l’instrumentalisation de l’homme en tant que serviteur des sciences ? Le danger d’une idolâtrie existe aussi à l’intérieur de la démarche de la science. Lorsque la science se dispense de toute critique morale elle risque de devenir l’instrument de la politique. Lorsqu’un parti en vient à gouverner il s’emploie à justifier son action et ne se met à l’évaluer que dès lors qu’il perd le pouvoir.
Le critère du bien et du mal reste l’homme et, si jamais celui-ci entreprend de rendre des comptes, c’est le succès rencontré par son action qui lui sert de critère – il mesurera le succès à sa capacité de dominer et à apporter ce que signifie pour lui bonheur, justice et paix.
Dans l’optique d’une approche religieuse-humaniste, c’est Dieu qui est au centre de la pensée. A la différence de l’option anthropocentrique, le judaïsme en tant que système religieux repose sur une foi théocentrique, monothéiste. Il souligne que le cosmos dans lequel nous vivons a été créé. L’homme en fait partie. Le reconnaître le rend responsable vis-à-vis du créateur. La morale (l’éthique), dans la perspective juive, fait partie de la création, et exprime la volonté du créateur. Elle est l’élément spirituel qui accompagne le monde matériel. L’esprit (âme) et la matière (le corps) sont constitutifs de l’unité de l’être humain. Il en est de même de la nature qui, elle aussi, a une âme (Cf. Lévitique 20,22 : » Tenez mes commandements… afin que le pays ne vous recrache pas « ).
Alors que le savoir scientifique dépend de la raison humaine et de la capacité de penser, la morale religieuse est englobée dans la création et dépend de la révélation de la volonté de Dieu » proposée » à l’homme – proposée et non imposée, l’homme étant capable de choisir entre différentes options. Une créature qui reconnaît le créateur est destinée à l’indépendance, à la liberté. Pour garantir cette liberté il est donné à l’homme un code moral, consigné par des hommes dans la Bible hébraïque, à partir de laquelle sont nés d’autres écrits saints – le Nouveau Testament et le Coran.
Définissons quelques concepts :
L’homme est pécheur – mais capable de se convertir et d’améliorer son devenir. Il lui est demandé de devenir meilleur. S’il s’y refuse, sa destinée est ratée. Le mot hébreu » chet « , transcrit par » péché » désigne aussi dans l’art du tir à l’arc, le fait de rater la cible. L’humain qui rate sa cible peut y revenir par la voie de la conversion. Le triple objectif » Bonheur, justice et paix » ne peut être atteint par un individu isolé, mais seulement par des individus intégrés dans une société humaine. La société aussi doit en avoir conscience – un accord réciproque étant nécessaire à cette perspective.
La notion biblique de liberté est à comprendre dans un sens juridique : cf. l’esclave libéré – mais ne disposant pas de quoi se prendre en charge matériellement, il n’est pas intégré dans la société et ne possède ni droit ni devoir.
Celui qui est capable de se soustraire à des lois ayant pour but la constitution d’une organisation de la société à partir d’individus libres obtient un nouveau statut défini par le terme post-biblique de la » cherut » : chaque individu renonce à une partie de sa liberté personnelle pour s’engager à susciter, conjointement avec d’autres individus constitutifs de la société, de la » cherut » – c’est-à-dire une indépendance spirituelle, sociale, sans connotation politique (au 20è siècle seulement le concept est aussi utilisé dans le contexte politique).
La démocratie est une forme socio-politique dans laquelle la » cherut » se trouve exprimée. Un pouvoir contrôlé domine dans la démocratie, celui d’une majorité qui tient égard vis-à-vis des minorités. Chaque individu doit pouvoir développer son bonheur personnel, pendant que la collectivité s’occupe de la justice et de la paix.
La notion de liberté de l’individu connaît une accentuation différente dans la conception occidentale née de la Révolution française. Ce droit à la liberté permet jusqu’à l’autodestruction.
En réponse à cette position, la religion affirme que les droits de l’individu sont limités. L’individu ne peut avoir conscience de son identité (lit.: » la conscience que l’individu a de lui-même « ) que par rapport à son » vis-à-vis » et réciproquement. Ainsi, si cette réciprocité se trouve déterminée par les seules les forces du libre marché, l’on revient à une approche anthropocentrique et ses » ismes » (idéologies), et s’y enferme.
L’approche religieuse n’est pas davantage exempte de » fautes » et de » péchés « . Elle se base sur la foi en la révélation, une révélation relatée par les hommes. Nous ne retenons qu’un seul récit de la révélation. Une suite de générations prend part à cette révélation. Mais cette révélation n’est pas unique [note : dans le sens d’un événement unique], mais continue ( » kontinuierlich « ]. Ceci est la conception du judaïsme progressif – l’orthodoxie parlant d’une révélation unique au Sinaï. Je suis en permanence redevable des valeurs religieuses et responsable vis-à-vis de tous mes prochains. Je devrais être extrêmement libéral et chercher à mettre à terre tout ce qui sépare les hommes, mais le résultat serait encore un » isme » – libéralisme. Un Dieu qui a échoué fait partie de l’arrière-plan : il n’a pas pris en compte le fait que les différences entre les humains tiennent des cultures et de mentalités distinctes, et le combat entre les instincts du bien et les instincts du mal.
Il est dans l’ordre naturel qu’un homme cherche à dominer l’autre. Que les hommes vivent en harmonie et s’entraident au lieu de se dominer est de l’ordre de l’espérance qui s’appelle dans le langage de notre foi, le temps messianique. Dans la ligne de la » cherut « , le judaïsme, contrairement à la conception occidentale, l’homme choisit qui il veut servir – des puissances humaines, terrestre, un roi, la science, un gouvernement ou chef de gouvernement, ou d’abord le créateur qui nourrit l’indépendance et l’essence spirituelle qui sont à la base d’une indépendance politique. Comment la religion peut-être transmettre ces valeurs ?
L’ordre rituel qui est censé exprimer la relation entre le créateur, la créature et la création devrait faire l’objet d’une sérieuse rénovation. Jusqu’à la Révolution française le judaïsme estimait que la stricte observation des rites pourrait sauvegarder l’indépendance spirituelle, même sans disposer d’une indépendance politique en forme d’un état – Israël.
Après le processus de l’émancipation, d’une assimilation presque organisée, l’émergence de courants religieux et politiques différenciés, parfois complémentaires, parfois opposés voire conflictuels, des rites ont perdu de l’importance. Pour être remplacés par quoi ? Un retour au rituel ? Dans le passé il est arrivé à d’autres moments que les rites passent au second plan (ou se cantonnent au sabbat et aux fêtes). La relation au créateur (l’alliance) reste permanente.
Durant certaines périodes, on s’est préoccupé de l’enseignement juif davantage en pensée, que par la pratique. La » cherut » veut que chaque personne qui étudie la thora est indépendante (le fait pour elle-même). L’étude (die Beschäftigung) de la Thora, et non l’accomplissement de ses commandements, offre la garantie d’une société non dépendante (unabhängig) où chaque individu est indépendant. La parole, l’écriture, le temps prennent la place du » sang » et de la » terre « . Un tel processus permet de tisser des liens. Par ailleurs, il convient de confronter les idées sur des questions existentielles d’aujourd’hui telles que la question de l’égalité de l’homme et de la femme, l’homosexualité, l’identité de la famille aujourd’hui, l’individu a-t-il besoin de limites. On n’oubliera pas dans le débat, la relation d’alliance avec le créateur auquel j’ai à rendre compte – ainsi qu’à ma conscience des valeurs, du bien et du mal.
L’approche religieuse ne peut et doit pas freiner le progrès. La religion ne peut arrêter les évolutions. Mais elle peut établir un équilibre entre le savoir que l’homme accumule et la publication des connaissances scientifiques qui contribue à l’indépendance de l’être humain afin de permettre le développement du bonheur, de la justice et de la paix.
L’approche religieuse n’est pas exempte d’erreurs, mais elle est (de toutes les idéologies) la seule qui demande à ses adeptes de s’interroger, d’évaluer les actes, – au moins une fois l’an.
La lutte de Jacob (Genèse 32, voir v. 27-29) est une image du modèle de la responsabilité de la religion : le verbe s-r-h, combattre, à rapprocher de s-r-r, dominer, gouverner, indique que Jacob doit sortir de l’acquis, dominer dans le sens attribué au nom de Sarah – égale aux anges, mais non au-dessus d’eux (commentaire Cheskuni sur Gen 27,36).
Il ne s’agit pas dans l’optique de la religion de subir sans réflexion le » joug du gouvernement du ciel « . Au contraire : il est donné à l’homme la raison au moyen de laquelle la réflexion permet de consolider le » divin » dont l’homme dispose déjà. L’homme n’est pas un esclave de Dieu, mais celui qui, comme Jacob, se frotte à Dieu et aux hommes. La » domination » qui en découle n’est pas d’ordre physique, mais de la pensée et de l’esprit (d’ordre spirituel). Ainsi Dieu appelle les humains qui mettent en lui leur espérance, à mettre en pratique ses paroles, à la manière dont nous les comprenons, dans notre vie avec les hommes.
La mission (die Aufgabe) de la religion consiste d’une part à résonner telle une voie morale qui nous incite à nous interroger sans cesse sur notre relation à Dieu, d’autre part à transposer cette relation au niveau de notre vie privée et publique (Zacharie 4,6 : .. par mon esprit, parle l’Eternel Zebaoth ; Esaïe 11,1-10 : la conduite humaine est soumise à l’esprit de l’Eternel, esprit de sagesse et d’intelligence, Conseil, Force…).
Rabbi Jehuda (1er siècle) demande : quel chemin l’homme doit-il choisir (pour lui) ? Chaque chemin qui lui apparaît, à celui qui le prend, être de beauté et qui l’enlumine auprès des autres hommes « .
Justement parce que la position de la religion dans la société est affaiblie, elle est en mesure de redevenir la voix divine de la conscience humaine.
Nous ne pouvons plus agir à la manière des prophètes, mais selon leur esprit. A nous de fortifier l’esprit et avec son aide, insuffler (einhauchen) la vie.
Ezechiel 37,14 : » je vous donnerai mon esprit afin que vous viviez… « .
Nous sommes aujourd’hui au début d’un processus de parole, de débat, d’apprentissage. Puisse suivre l’action, qui nous permette d’être, sur le plan personnel, non dépendants, au niveau des groupes humains de vivre une non-dépendance (unabhängig) qui offre à chacun de ses membres bonheur et un espace pour vivre dans la justice et la paix.
Tovia Ben-Chorin
(2002-texte publié en 2003, exposé à Strasbourg le 7 mars 2005) – Traduction et résumé : Ernest Winstein