Se souvenir des défunts : L’appel de ceux qui partent

10 décembre 2018 Non

 

Esaïe 65, 22 : Et mes élus jouiront de l’oeuvre de leurs mains
Esther Hillesum : Vous m’attendrez, n’est-ce pas ?

C’était pendant la dernière guerre mondiale. Un train emmenait la jeune néerlandaise, Esther Hillesum, née de parents juifs, vers une destination inconnue. Sur une carte postale jetée du train, elle avait écrit :  » Vous m’attendrez, n’est-ce pas ?  »
Esther Hillesum n’est pas revenue. Elle est morte au camp d’extermination d’Auschwitz le 30 novembre 1943. Elle était âgée de 29 ans.

Lorsque nous rappelons la mémoire des défunts, de ceux dont nous avons pris congé parce que la mort les a  » pris « , nous sommes renvoyés en même temps à cette vie qui continue. Le temps de l’avent qui s’ouvre nous invite à nous laisser orienter, non pas par ces grandes fresques lumineuses que nous aurons peut-être plaisir à admirer, mais par cette petite lueur que notre foi met au creux de nos vies. Si petite. Si précieuse. Si puissante.

 » Vous m’attendrez, n’est-ce pas ?  »
Cette question n’aura peut-être pas été expressément exprimée par les proches dont nous nous souvenons. Certains n’auront pas eu le temps de dire un seul mot à ceux qui restaient.
Mais n’est-ce pas le message qu’implicitement nous recevons de ceux qui s’en vont ainsi ?
Il est clair que certains partent en souhaitant la délivrance au plus vite. Mais je n’ai vu personne partir de gaieté de cœur. Même ceux qui, par leur suicide terroriste croient rendre service à Dieu, ont besoin que d’autres les persuadent de l’utilité de leur geste – ou de ce qu’ils considèrent comme une utilité.
Disons aussi que parfois nous retournons le message d’Esther Hillesum et disons à ceux qui partent :  » Attends-nous, jusqu’à ce que nous te rejoignions… !  »

En nous  » souvenant « , nous n’ajoutons rien à ce qui a été. Mais en le faisant sous le regard de Dieu, en nous ouvrant à Dieu, peut-être cela nous servira-t-il à nous – nous qui continuons à vivre. C’est en tout cas dans ce sens que voudrait nous orienter le texte d’Esaïe, pour lequel la citation d’Esther Hillesum apparaît comme une poignante synthèse quant au message.

N’était-ce pas d’une façon semblable, en lançant, implicitement ou explicitement le message, qu’étaient partis les juifs de Jérusalem emmenés par le roi de Babylone six siècles avant Jésus – en disant à ceux qui restaient :  » Vous nous attendrez, n’est-ce pas ?  »
Rares sont ceux qui, environ un demi-siècle plus tard, reviendront à Jérusalem. Et, dans le cortège du retour, nombreux sont ceux qui sont nés là-bas, au cours de la déportation.

En exil, le souvenir du passé, du contexte de vie quotidien au pays bien-aimé quitté de force était vif : le pays perdu apparaissait de plus en plus comme une terre paradisiaque. Vue de Babylone, Jérusalem apparaissait comme cette ville fière avec son temple et ses belles maisons, et faisait rêver les déportés. Et soulignait en contrepoint les difficultés liées à l’exil. Le questionnement était à fleur de peau : Dieu nous a-t-il abandonnés ? Pourquoi cette souffrance ? Pourquoi la dépendance, l’esclavage ?
Ce Dieu que l’on accusait devenait aussi, de manière cyclique, ce Dieu auquel l’on s’accrochait. Celui qui, estimait-on, ne pouvait pas ne pas se préoccuper de ceux qui étaient ainsi malmenés. Il ne pouvait pas les avoir complètement oubliés.
Cette foi continuait à les fédérer, à maintenir leur identité si l’on peut dire – comme il en sera plus tard pendant ces siècles d’instabilité et d’errance à travers l’Europe, où souvent ils étaient justes tolérés, souvent persécutés, se frayant comme ils pouvaient un chemin à travers les obstacles.

Certes, ces juifs déportés n’auront pas trouvé paradis à leurs espoirs en revenant à Jérusalem, une ville qui était encore en ruine, le temple détruit. Les belles espérances étaient vite muées en déceptions douloureuses.
Peut-être ce texte a-t-il été rédigé, non en Babylonie, pendant la déportation, mais après le retour, pour interpréter l’histoire comme le font souvent les prophètes, comme si l’histoire dont on parle était encore à venir… Un texte donc qui aurait eu pour but de rappeler à ceux qui sont revenus, combien leur souhait était fort de quitter une situation où ils construisaient des demeures pour les autres, les babyloniens, afin de construire les leurs : les encourager à faire face à la nouvelle situation, bien plus difficile qu’ils ne pensaient, et se mettre à construire, à reconstruire. A jongler avec la nouvelle réalité qui les contraignait à composer avec ceux qui étaient restés et qui leur étaient devenus étrangers !

Sans vouloir faire d’amalgame, beaucoup de ceux qui ont perdu un proche se retrouvent devant un questionnement semblable : Comment continuer ? Il faut faire face à la vie, avec ses difficultés. Il faut arriver à canaliser ses sentiments de révoltes, lorsque la mort nous paraît injuste. Il nous faut du temps…
Mais il faut aussi ce retour sur nous-mêmes – cette réflexion, ce retour à Dieu – cette méditation, et c’est dans ce sens que le  » souvenir des défunts  » voudrait aider.
Le texte d’Esaïe, s’il semble ouvrir une vision d’Eternité, apparaît pourtant avoir bien été écrit pour le quotidien. Pour l’aujourd’hui de la vie, justement !  » Réjouissez-vous  » est un appel pour le temps présent.

Dieu nous paraîtrait-il absent ? Il est, ici, celui qui agit.
Certes, si nous avons, un moment, besoin d’une parole d’accueil et de consolation, le message du prophète veut aider ceux que les circonstances ont un moment abattus à se remettre à l’ouvrage.
Dieu nous paraîtrait-il lointain ? Il est plus près de nous que nous ne le pensons !
Et c’est encore Esther Hillesum qui nous livre une pensée forte soutenue par une extraordinaire foi :  » Au-delà des gens, je ne souhaite plus que m’adresser à toi (à Dieu). Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chaque être [que j’aime], j’aime une parcelle de toi, mon Dieu. Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi. Et j’essaye de te mettre au jour dans le cœur des autres, mon Dieu « . Ce texte-là a été écrit avant sa déportation.
Esther aura certainement eu beaucoup de mal à trouver Dieu dans la personne de ses bourreaux et dans le quotidien du camp d’Auschwitz. Aura-t-elle tenu jusqu’au bout ? On ne le sait pas. On l’espère.
Son message reste, comme nous reste ce message du prophète.
Parce que le message reste, parce qu’il est entendu et que nous y répondons, l’appel de ceux qui partent ne sera pas vain.

Croire en la présence de Dieu nous aide à reprendre pied et à prendre ou reprendre le chemin de la vie. Cette foi est une victoire de chaque instant sur le doute.
Nous serons avec ceux qui ne sont plus, et que nous ne reverrons pas à la manière qui nous a été familière, des  » messagers « , – souvenez-vous, Jésus a formulé cette merveilleuse promesse : à la résurrection, nous serons comme les anges – pas forcément angéliques, mais suffisamment proches de Dieu pour être ses anges, c’est-à-dire, ses messagers, ses annonceurs, ses proclamateurs. De quoi donc ? Que Dieu garde le dernier mot, que la tristesse n’est pas notre dernier lot, et qu’il est important aujourd’hui que la vie reprenne le dessus. Nous n’ajoutons rien à la vie de nos défunts. Mais nous avons à continuer nos chemins.
Répondre à la question d’Hillesum, et continuer à attendre ceux qui ne sont plus, ne consiste pas à nous lamenter à leur sujet, ni prendre prétexte pour nous apitoyer sur notre sort. Mais précisément écouter le message de vie, l’appel à la vie, l’invitation à vivre, à continuer, comme s’ils étaient là, ceux qui sont partis, et parce que d’une certaine manière, ils sont là !
Se souvenir de nos défunts est alors une manière d’écouter leur appel, et d’y répondre :

 » Vous m’attendrez, n’est-ce pas ?  »
– Bien sûr, nous t’attendons !

 

Ernest Winstein
Saint-Guillaume 26 novembre 2006

 

Le texte d’Esaïe 65, 17-22
17 Car je vais créer de nouveaux cieux Et une nouvelle terre; On ne se rappellera plus les choses passées, Elles ne reviendront plus à l’esprit.
18 Réjouissez-vous plutôt et soyez à toujours dans l’allégresse, A cause de ce que je vais créer; Car je vais créer Jérusalem pour l’allégresse, Et son peuple pour la joie.
19 Je ferai de Jérusalem mon allégresse, Et de mon peuple ma joie; On n’y entendra plus Le bruit des pleurs et le bruit des cris.
20 Il n’y aura plus ni enfants ni vieillards qui n’accomplissent leurs jours; Car celui qui mourra à cent ans sera jeune, Et le pécheur âgé de cent ans sera maudit.
21 Ils bâtiront des maisons et les habiteront; Ils planteront des vignes et en mangeront le fruit.
22 Ils ne bâtiront pas des maisons pour qu’un autre les habite, Ils ne planteront pas des vignes pour qu’un autre en mange le fruit; Car les jours de mon peuple seront comme les jours des arbres, Et mes élus jouiront de l’oeuvre de leurs mains. (Traduction L. Segond 1910)

Voir aussi le journal d’Esther Hillesum, Une vie bouleversée.