Un Dieu qui fait vivre

11 décembre 2018 Non

Le non sacrifice d’Isaac de Genèse 22 et l’émergence d’une nouvelle image de Dieu

Notre vie est faite d’une succession de choix – qui sont autant d’occasions de nous « investir », ou d’investir – tout court. Tantôt, à la manière d’un joueur au jeu, nous risquons la « mise », tantôt nous investissons à la manière du promoteur immobilier : dans le « dur » et de façon étudiée ! Nous investissons dans des personnes. Nous investissons en Dieu. Notre mise, alors, s’appelle confiance ou don de soi-même. Abraham a misé sur Dieu. Il en est perturbé ! Faut-il le féliciter d’avoir obéi à Dieu ?

 

Dieu assoiffé de sang ?

De quel Dieu s’agit-il ? D’un Dieu qui serait assoiffé de sang humain ? Celui-là, à supposer qu’il existe, a dû être bien servi à travers l’histoire… et l’est aujourd’hui encore de la part de ceux qui se sentent chargé de la mission d’éliminer « les infidèles » – l’on sait que nous avons failli avoir l’holocauste sur les parvis de la cathédrale de Strasbourg.
Nous sommes bien dans un contexte de sacrifice humain.
Dans cet ordre d’idée, deux mille ans après Abraham, les Romains s’étaient fait plaisir à montrer combien les Gaulois étaient barbares, puisqu’ils sacrifient, prétendaient-ils, des humains – les historiens pensent que cette pratique, mentionnée par César dans La guerre des Gaules, si jamais elle existait encore du temps de Vercingétorix, concernait uniquement des ennemis.
Ici, dans ce texte du livre de la Genèse, et d’après les coutumes ancestrales, il s’agirait, non pas de sacrifier des ennemis, mais de donner ce qu’on a de plus cher : le premier-né.

Les spécialistes affirment que les Sémites de l’Ouest pratiquaient jadis un tel rite. Abraham, venant de l’Est où le rite avait déjà évolué, – le sacrifice humain ayant été remplacé par les sacrifices d’animaux – ne connaît plus cette pratique, mais arrivé à l’Ouest, c’est-à-dire au pays de Canaan, Abraham aurait été invité à se conformer à la pratique en usage.
Abraham a du mal à s’y plier. Il en est torturé. Mais en même temps, il est présenté comme obéissant à la divinité.

 

Incompréhensible

Si l’on s’interroge sur la logique interne au texte, rien ne colle véritablement :
Si vraiment Dieu demandait le premier-né, c’est Ismaël qui aurait dû subir le sort. D’ailleurs, la tradition musulmane veut que ce soit Ismaël que Dieu réclame à Abraham (le Coran fait allusion à cette scène, mais ne nomme pas l’enfant qu’Abraham doit immoler).
On ne comprend pas comment un Dieu qui répond à l’espérance d’Abraham d’avoir un enfant de Sarah pourrait redemander l’enfant après l’avoir donné. Ce genre de comportement serait proprement pervers. Et quel serait l’intérêt de croire en un Dieu pervers ? La demande d’un Dieu qui mettrait l’homme à l’épreuve pour savoir jusqu’où quel point il lui est obéissant et, le cas échant, savourerait sa victoire, serait de l’ordre d’une odieuse torture morale.
Fallait-il venger l’enfant de l’autre femme, Agar, dite la servante, mais qui est en réalité une des femmes d’Abraham (n’oublions pas que les hébreux sont polygames) ? Nous serions en face d’un Dieu vengeur qui ferait justice à Ismaël en éliminant un enfant innocent !
Rien de tout cela ne satisfait.

 

Pas d’holocauste

Il nous faut bien considérer ce que proposent les exégètes, spécialistes des textes : Dieu ne demande pas d’holocauste – ce sacrifice qui consistait à égorger et à brûler entièrement la victime (du grec holos, qui signifie « tout » et kaiô, brûler).
Le texte du chapitre 22 du livre de la Genèse montre une évolution de la manière de considérer Dieu : D’un Dieu qui demanderait une soumission totale et à n’importe quel prix, l’on passe à un Dieu moins totalitaire, plus libéral. Un Dieu plutôt écoeuré de sang ! Ce Dieu laisse plus de place à l’homme, à sa liberté, il appelle même l’homme à la liberté. Il préfigure déjà le Dieu de Jésus, celui qui met en route, non pour entraîner vers la mort, mais vers la vie. Le Dieu du Nouveau Testament, surtout celui de la tradition johannique, est compris comme un Dieu d’amour.

 

La morale de l’histoire : Dieu appelle à la vie.

Deux leçons peuvent être retenues de ce texte :
La réécriture de l’histoire du non sacrifice d’Isaac par le rédacteur de la Genèse érige Abraham en modèle de la foi : en dépit des pires difficultés de l’épreuve, que l’on appellera sans ambages inhumaine, Abraham, dit-on, ne perd pas confiance.
Il nous faut retenir, en tout cas, la « leçon » première et ancienne de ce texte, à savoir que Dieu n’est pas un Dieu qui faire mourir, mais qui fait vivre.

 

Peut-on parler d’holocauste à propos de Jésus ?

La mort de Jésus, près de deux mille ans après Abraham, n’est pas, estimons-nous, à rapprocher de ce texte-là. En effet, s’il n’y a plus de sacrifice humain, pourquoi Dieu demanderait-il l’holocauste de l’un de ses plus fidèles serviteurs (Jésus) ? Dire que Jésus serait « mort pour nos péchés », ou « pour le salut du monde » est de l’ordre de l’interprétation de l’événement historique. L’évangile le plus ancien, Marc, comprend Jésus comme l’homme qui nous invite à le suivre. Comment le « suivre », sinon en nous rendant utile et en appréciant la vie, – non en la dépréciant ! Les responsables de la mort de Jésus sont des humains prisonniers de leur schéma de pensée et soucieux de défendre leurs propres intérêts.
Nous n’avons pas non plus à réitérer la mort de Jésus – et nous ne suivons pas du tout la conception de la messe catholique qui renouvelle le sacrifice du Christ. Dans notre optique (faut-il l’appeler libérale, mais n’est-elle pas simplement protestante), il ne peut être question de sacrifice en parlant de Jésus. Nous n’excluons certes pas que Jésus ait pu chercher, en dernier recours, et en acceptant le sort fatal, à sauver ses proches collaborateurs.

 

Fidélité à Dieu

Lorsque nous demandons « jusqu’où peut aller l’homme qui cherche à rester fidèle à Dieu », la réponse ne sera pas, contrairement à la logique de la démarche d’Abraham, « jusqu’à faire mourir » (ici, son fils Isaac). A la rigueur, une telle fidélité pourrait conduire à mourir soi-même (tant de martyrs l’ont montré). Est fidèle à Dieu l’homme qui œuvre dans le sens d’une vie possible, plus digne, plus épanouie, plus juste. Nous comprenons ainsi Jésus qui, à travers les « béatitudes » ouvrant le ministère de Jésus selon l’évangéliste Matthieu, lance un appel au bonheur (cf. Matth., chap. 5) à la réalisation duquel nous sommes invités à prendre une part active.

Ernest Winstein

 

Note : Le « récit » rapportant l’illumination de Jésus et des disciples sur la montagne (appelé plus communément « transfiguration »), en Marc et textes parallèles, se rapproche davantage du texte de Genèse 22 que l’histoire de Golgotha. Dans les deux textes se trouve « décrite », symboles à l’appui, une vision de Dieu. Les disciples, dans le texte des évangiles, approchent Dieu qui « illumine » Jésus, l’entoure ou le fortifie de sa présence. Abraham et Isaac aussi avaient « vu » Dieu : le même verbe hébreu se traduit par « voire » et par « craindre » ! Dieu est compris comme force de vie pour celui qui l’approche. A la suite des disciples nous sommes invités à « redescendre » de la montagne, à retourner dans la vie au quotidien, avec la force reçue, pour y prendre nos responsabilités, et y goûter aussi autant que possible, la joie et le bonheur. E.W.

Dessin de Nathalie Mandart : « Cette composition de deux corps qui font une croix, une croix, un « barré », exprime comme un refus de la scène. Une sorte de « plus jamais ça ». Isaac allongé, tendu, les mains ligotées derrière le dos, attend dans la passivité. Abraham, dont l’ombre et le corps sont aussi tendus, implore activement Dieu, une main en appui sur le corps de son fils, une autre tendue vers le ciel demandant une réponse à son geste.
Le drame de la situation…tout en la refusant…suggéré par deux tensions, deux manières d’être pour former une sorte de grosse rature, de graphisme rigide, dur.
Ce n’est pas de cette manière que le passage de la bible décrit la scène…pourtant les deux attitudes de ces personnes révèlent pour moi, deux manières de s’en remettre à Dieu : l’une passive, l’autre active. Et je pense que chacun peut s’identifier dans ces deux positions, sans cesse, en alternance… L’une consistant à être entièrement soumis, sans  » mot dire »… ; l’autre sans « maudire » mais angoissée, interrogatrice, demandant à ce que Dieu intervienne, répare, réponde, » à ce qu’il pourvoit lui-même »… est terriblement humaine…« 

Vos questions au texte :
« Je comprends que je ne comprends pas ce récit. Parce que je n’arrive pas à être d’accord…à être en accord avec ce Dieu qui  » teste « … C’est le même qui offre à Abraham, l’espoir d’avoir un jour un fils… et c’est le même qui le demande en sacrifice !
Je ne comprends pas la résignation d’Abraham prêt à perdre ce qu’il a de plus cher…
Alors je comprends que j’accepte les cadeaux mais pas les aléas, même terribles, de la vie.
Alors je comprends que je n’arrive pas à voir ce que Abraham espère…. Lui, qui attendait patiemment d’avoir, un jour un fils, de même, ce jour là, il attend que  » Dieu se pourvoira lui-même « …jusqu’au dernier moment.
Abraham, les yeux baissés. Jusqu’à ce que on lui dise de les lever.
Ce texte reste un des plus obscurs et difficiles à comprendre…à accepter…tel quel, malgré la « vénération » dont il est l’objet dans 3 religions monothéistes. Il est révoltant parce qu’incompréhensible,  » humainement parlant ». C’est pourtant le thème véritable de ce passage, oh combien célèbre : Jusqu’où peut aller l’homme fidèle à Dieu. »

« Dans le domaine de la psychologie, on parle de l’acte qui consiste à  » tuer ses parents » pour s’en libérer, pour faire son chemin seul et indépendamment de l’attache familiale….Or, notre attention se porte ici sur le sacrifice du fils par le père, c’est donc le et le père et le fils qui sont soumis à Dieu, dociles, sans révoltes….
On parle aussi « d’acte manqué » à la suite d’un rêve, d’un cauchemar, ce qui peut amener à des troubles, des frustrations. Nous observons avec horreur la scène, la perplexité d’Isaac qui comprend sans doute rapidement qu’il va être l’objet de l’enjeu…l’enjeu étant la preuve de la totale confiance que Abraham a pour Dieu, la soumission du père envers Dieu, la soumission du fils envers son père.
… L’acte manqué est-il dans cette tentative de supprimer celui sur lequel tous les espoirs sont fondés ?….pour se libérer du joug du Pére ? » NM

Vos réactions à l’article :

« Si la vie est faite d’une succession de choix pour les uns, elle l’est moins pour d’autres. Avons-nous pleinement conscience de notre liberté de choix ? D’ailleurs cette liberté est limitée, voire inexistante lorsque nous sommes prisonniers de notre environnement ou que nous sommes habités par un sentiment de culpabilité? Or, sans liberté, comment se sentir responsable de son choix ?
Lorsque choisir signifie se séparer d’une chose, d’une personne, d’un élément qui nous tient à cœur….le choix devient difficile, et même impossible. Se séparer peut conduire à se sentir coupable ou compliquer les choses. La peur des conséquences des choix accentue la difficulté du choix.
Ne pas choisir [mais n’est-ce pas aussi un choix ?] revient à laisser autrui porter la responsabilité d’une situation.
Choisir, est-ce investir, est-ce prendre des risques – pour soi, pour sa communauté, son couple ?
Certains choix sont plus difficiles par la responsabilité qu’ils engagent, d’autres choix se font avec une certaine légèreté. On n’investit pas toujours à long terme, d’ailleurs, de plus en plus, tout se fait à court terme. Certains choix sont faciles et spontanés, d’autres demandent plus de réflexion et de profondeur.
La confiance en soi même, en l’autre, et pour certains en Dieu, est une sorte d’investissement d’ordre spirituel – d’un autre ordre que matériel et fonctionnel. 
Sommes-nous portés par la confiance et l’espérance, lorsque nous faisons nos choix… ?
Les bons choix sont-ils ceux qui nous conviennent pour être heureux pour soi et avec les autres ? Et dans ces cas, ne sommes-nous pas contraints à des renoncements pour faire de tels choix ? ? » Evelyne R.

Questions à suivre : Jusqu’où peut-on aller en pensant faire la volonté de Dieu ? 

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