Echec messianique et éthique d’engagement

7 juin 2023 Non

Par Ernest Winstein 

De Jésus à Schweitzer

« Tout scribe instruit du royaume des cieux est semblable à un maitre de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » (Jésus, d’après Matthieu, au chap. 13 v.55).

L’Union Protestante Libérale a travaillé en cette saison 2022-23 sur l’échec et son dépassement, en se référant notamment à l’échec du projet messianique de Jésus et la naissance de l’Eglise (ou le dépassement de l’échec). Notre programme était placé sous le titre « Faire face à l’échec ». 

L’attente d’ « un royaume de Dieu » annoncé dans l’évangile selon Marc exprime l’espoir d’un rétablissement d’Israël dans sa dignité de peuple de l’ »Alliance », donc d’une « certaine » indépendance, après de long siècles de soumission aux « nations » environnantes (Assyrie, Babylonie, Perse, Grèce, Rome). 

A l’époque, le concept de royaume de Dieu était concurrent à d’autres comme « Jour du Seigneur », « Fin des temps »,… Ce royaume était compris comme émergent de la volonté de Dieu, voire comme un avenir réalisé par Dieu lui-même, auquel il importait de se préparer et qui avait ses annonciateurs et « porteurs », des prophètes, Jean-Baptiste, Elie « revenu », puis Jésus. 

1. L’échec du projet messianique n’anéantit pas l’attente d’un royaume

Lorsque Jésus monte à Jérusalem, il se fait acclamer comme le messie (Marc 11, 1-10, en particulier les v. 9 et 10 :« Hosanna! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Béni soit le règne qui vient, le règne de David, notre Père! ») . Après le procès, il est crucifié pour le motif apposé par le gouverneur romain « Roi des Juifs ».

Lorsque les proches de Jésus proclament la résurrection de Jésus ils expriment la conviction que la condamnation-crucifixion n’anéantit pas la foi en la venue du « royaume ». Le « récit » de l’ascension rapporté par Luc (Actes 1,1-14) montre que ces mêmes proches ont compris qu’ils étaient les lieutenants du messie.

Mais le royaume d’abord considéré comme imminente, tardait. A Jérusalem, les plus proches de Jésus tiennent ferme l’espérance. Ils étaient guidés par des responsables appelés les « colonnes » parmi lesquels se trouvait  Jacques, le frère de Jésus. Celui-ci fut une personnalité reconnue de toute la communauté juive de Jérusalem, comme l’a exprimé l’historien juif Josèphe lorsqu’il rapporte la lapidation de Jacques par le grand-prêtre à un moment de flottement de l’autorité romaine aux environs de l’an 60. 

Les Juifs de la diaspora (de langue grecque), ont été les premiers à porter l’espérance du royaume hors de la Palestine (cf. Paul) en même temps que la prophétie d’un retour en puissance du messie-fils de l’homme. Dans la tradition postérieure les événements semblent suivre une certaine logique. Leur récit romancé est-il une sublimation de l’échec messianique de Jésus.?Ainsi se développe, en tout cas, ce qui sera appelé une eschatologie, le discours prédisant une arrivée future même lointaine du « royaume » ou de la « fin des temps ». 

Certainement les judéo-chrétiens de Jérusalem étaient-ils restés attachés – jusqu’à la destruction de Jérusalem en 70 – à l’idée d’une imminence du royaume (cf. le cas de Jacques, frère de Jésus). C’est aussi cette même foi qui avait inspiré Paul à développer la théologie de la justification par la foi seule en la grâce de Dieu, source du salut.

Cette espérance eschatologique, reprise par Martin Luther, a perduré au fil des siècles. Souvent, les pouvoirs temporels s’en sont servis pour couvrir, voire justifier quantité d’abus, en proférant la menace de l’enfer pour les hérétiques – la conquête du tiers-monde par les européens a causé tant de souffrances chez les peuples attachés à d’autres croyances et cultures qui ont fini par s’effondrer.

2. L’Eglise porteuse d’une éthique d’engagement

Le message chrétien porte l’exemple d’un homme qui avait mis toute sa confiance en Dieu, mais aussi en l’humanité.Son enseignement préparait à un vivre ensemble suffisamment fraternel pour que chacun puisse se sentir respecté, tous étant enfants de Dieu. 

Jésus avait mis au centre de son enseignement, à la manière des écoles juives de l’époque, le double commandement d’amour (amour de Dieu et amour du prochain). L’amour du prochain était censé réguler avant tout le vivre-ensemble, prioritairement celui des membres de son peuple. Par l’activité missionnaire – la proclamation de l’évangile – ce précepte de la Torah autour duquel Jésus a développé son éthique de la vie va contribuer largement à révolutionner les rapports entre les individus, ici et là, dans le monde. Portée au-delà de la Palestine, cet évangile a suscité la conscience que notre destinée est celle de toute l’humanité.

Erigé en système permettant aux autorités tant religieuses que temporelles à régenter le fonctionnement de leurs organismes, la « morale » religieuse conduisit aux abus d’autorité que des mouvements populaires ont attaqué ou tenté de révolutionner. 

Le mouvement réformateur a ouvert une brèche en direction d’une foi librement vécue. Mais il faudra attendre que la pensée, en même temps que la connaissance, se libère davantage des contraintes imposées. A travers tout le XIXè siècle les mouvances religieuses s’expriment, éclatent au grand jour, sont encore réprimées, notamment dans le monde catholique (cf la destinée de Ernest Renan, suite à son ouvrage « Jésus »), et suscitant des controverses cinglantes entre protestants conservateurs et libéraux.

Albert Schweitzer va mettre en avant l’exigence d’un respect de la vérité (Ehrfurcht vor der Wahrheit » et de la nécessaire articulation de la foi avec la vie concrète. Schweitzer va mettre le doigt sur l’extraordinaire force de vie présente dans le monde. 

3. L’éthique d’engagement 

C’est un homme comme Albert Schweitzer qui exprime cette conviction que la vie est le lieu de la présence divine en offrant au public l’exemple de son engagement concret au service des populations africaines pour lesquelles il s’est formé en médecin et a créé l’hôpital de Lambaréné.

Il nous invite à chercher au fond de nous même cette pulsion vitale constituante de notre identité et qui nous rattache à toute vie, à toute l’énergie de l’univers. Rien, dans les recherches et découvertes scientifiques, ne nous empêche de trouver et de reconnaître cet élan universel que nous appelons Dieu. Au contraire, dira le croyant, tout nous y invite. 

Nous sommes, dit Schweitzer, cette « vie qui veut vivre » et nous porte au-delà de ce que nous pourrions être en vertu de notre seule volonté, conscients de cette grandeur, en même temps que de notre petitesse, mais aussi de notre interdépendance sans laquelle il n’y a pas d’humanité. 

Dieu, reconnu comme le tout-autre, nous le trouvons aussi au fond de nous-mêmes, il devient cette « pure volonté de vie » dont parle Schweitzer, si nous voulons libérer en nous cet espace de sa présence et en vivre. 

N’est-ce pas ce qui nous permet, en tant que participant à une sorte de tradition protestante, capables de porter sur des vérités souvent déclarées comme immuables, dogmes et traditions, un regard libre et, partant, critique. Différents, mais conscients de notre identité, nous sommes capables de respect – envers nous-mêmes et, à partir de là, envers les autres. 

Cela permet de vivre ensemble, bien que différents, cela nous permet de débattre, de confronter nos idées ou idéaux, et à travers ces débats, de faire des choix, d’avancer sous de nouveaux éclairages.

Ernest Winstein 

(Juin 2023)

Notes 

1. Où trouver la force d’une vie engagée qui reconnait en l’autre la même présence qu’en soi-même, sinon en cherchant au fond de nous trace de cette rouach, ce souffle de vie qui vient loin – de Dieu, comme l’exprime le récit symbolique de la Création d’Adam (Genèse au chap. 2).

2. L’évolution de l’auto-compréhension des premiers chrétiens.

L’étude des textes que nous avons examinés nous a permis de déceler une évolution dans l’auto-compréhension des premiers chrétiens, allant de la conviction d’appartenir à un peuple élu (ainsi au temps de Jésus) à la conviction d’être avec tous des humains au milieu d’un peuple mondial. Par notre foi, nous contribuerons à sa survie, ou, par défaut de conviction, à sa perte.

3. Après la Guerre juive (67-70) qui a anéanti certains espoirs:  

  • Pour l’évangéliste Luc qui écrit aux environs de l’année 80, une nouvelle alliance a été  scellée par Dieu en Jésus, le temps de l’Eglise est un temps intermédiaire entre l’ancienne alliance, et le royaume futur. (cf. Hans Conzelmann, « Zwischen den Zeiten »).
  • Pour Matthieu, l’Eglise a conscience d’être déjà « Le nouvel Israël » (cf. Georg Strecker, Der Weg der Gerechtigkeit. Untersuchung zur Theologie des Matthäus, 1962, 2è éd. 1966).
  • D’autres mouvements ont apporté des compréhension sensiblement différentes, notamment les gnostiques qui croient au Christ venu chercher l’esprit divin qui s’était perdu dans la chaire humaine.