Jésus, messie, fondateur, malgré lui, d’une nouvelle religion
Par Ernest Winstein
Il ne s’était pas levé, tout d’abord, pour « sauver » la terre entière…
Jésus, d’après l’évangéliste Marc (1), est d’abord un « prophète ». Il est convaincu que Dieu n’a pas abandonné son peuple, malgré les siècles difficiles qui le séparent du temps glorieux de la royauté de David et Salomon. Dans le sillage de Jean, le baptiste, qui appelle ses contemporains à » revenir » (c’est le sens que nous donnons au mot conversion) vers Dieu, Jésus les invite à se préparer à accueillir le royaume de Dieu (Marc 1, 15 : » …le royaume de Dieu est proche « ).
Ouvert à Dieu et aux hommes
Rapidement, dans son ouvrage, Marc en vient à indiquer que l’homme de Nazareth a une relation privilégiée avec Dieu : C’est pour lui que Dieu « ouvre » les cieux (2). Autre marque de la présence de Dieu, l’esprit, dont beaucoup pensaient que Dieu avait privé son peuple à cause de son infidélité, vient sur lui (3). Pour Marc, ce Jésus est bien le chargé de mission de Dieu, le prophète, même plus qu’un prophète : un messie (christ, en grec) (4). Il partage cette confession de foi avec la communauté des fidèles adeptes de Jésus.
Que dirait l’historien au sujet de cette personnalité palestinienne sortie de l’ordinaire en ces premiers temps de la présence romaine ? Jésus s’est fait remarquer très vite en Galilée, et certainement au-delà de cette province du nord de la Palestine. Il est l’enseignant d’une école – le maître (rabbi), autour duquel gravitent des élèves, que l’évangéliste, suivant en cela la tradition dans laquelle il puise ses informations, nomme justement » disciples » (5). Il est aussi guérisseur – le nombre important de récits qui évoquent cette activité en témoigne – parmi d’autres guérisseurs de l’époque, il est vrai.
Jésus donne, par son action et son enseignement, l’exemple d’une vie ouverte à la fois à Dieu et aux prochains :
– Ouverte au Dieu qui « vient » pour établir un royaume que l’on espère fait de justice , celle-là même que demande Dieu à ses fidèles du peuple élu ;
– Ouverte aux « prochains », particulièrement à ceux qui sont marginalisés et ceux qui se trouvent en situation difficile. Dans le royaume attendu chacun est censé pouvoir vivre une vie digne d’enfant de Dieu.
Jésus dans le rôle de » Christ «
C’est ainsi que Jésus suscite auprès de très nombreux contemporains un espoir de changement. Mais comment ce royaume peut-il advenir, alors que les Romains détiennent le pouvoir militaire et un pouvoir administratif et judiciaire partagé partiellement avec le grand-prêtre et le sanhédrin ? Saura-t-on jamais vraiment quelle fut l’idée de Jésus à ce sujet ?
Lorsqu’il entre à Jérusalem, il est sur le point d’endosser la fonction de messie ( » christ « ). Une foule l’acclame… Ce n’est pas un hasard : il est attendu. L’accueil est celle d’un roi. Jésus laisse faire. Les choses paraissent même très organisées. Visiblement, bien d’autres que les disciples sont au courant de son arrivée. Il y a là ceux qui avaient prévu de mettre à disposition l’ânon sur lequel Jésus va s’asseoir, marquant l’accomplissement de la prophétie annonçant des temps nouveaux et l’arrivée d’un messie. Il y a ceux qui ont préparé les branches de palmier, ceux qui sont venus chanter à la gloire du Dieu qui » vient » en l’homme messianique ainsi accueilli. Il y a ceux qui vont conduire les disciples vers la » chambre haute » où Jésus prendra la pâque avec ses disciples.
Jésus n’est pas, ici, considéré comme » le fils unique » de Dieu – certains textes le diront plus tard. Il est, certes, fils de Dieu dans le sens où sa mission exprime la volonté de Dieu. Mais tous ceux qui » font la volonté de Dieu » sont appelés frères par Jésus (Marc 3 v. 35), ils sont donc fils de Dieu ! La tradition reprend le titre de » fils de l’Homme « , susceptible d’être attribué à un personnage choisi par Dieu pour une mission royale.
Comment une charge messianique peut-elle se concrétiser ?
Si Jésus est un messie-prêtre, il va entrer en concurrence avec le grand-prêtre de Jérusalem. S’il est un messie-roi, il se pose la question de la présence romaine : composer avec elle, ou la chasser. Les contacts de Jésus avec les » autorités » étaient beaucoup plus avancés que cela n’apparaît à première vue – à moins de penser que Jésus fut un naïf qui s’est jeté dans la gueule du loup ! Quelques indices nous indiquent que Jésus bénéficiait de soutiens au sanhédrin. Le récit du flacon de parfum (Marc 14), montre qu’une femme issue de milieux influents faisait partie d’un cercle proche. Certains disciples s’étaient déjà vus au « gouvernement » – l’un à droite, l’autre à gauche… . Visiblement, les disciples, ou d’autres gardes étaient armés (voir en Matthieu 26 v. 51-52 : » un de ceux qui étaient avec Jésus » coupe l’oreille du serviteur du grand-prêtre).
L’échec …provisoire
L’action de Jésus à Jérusalem devait-elle aboutir à un acte suffisamment fort pour convaincre les pouvoirs à envisager une nouvelle perspective » politique » ? Une acclamation du messie Jésus par la foule ? Une adhésion du sanhédrin, se soumettant au verdict populaire ? Une oreille attentive de la part du gouverneur romain – soucieux de ne pas verser le sang inutilement, peut-être le sien ? On ne le saura jamais de manière sûre. Car les événements ne vont pas suivre la logique prévue.
Les opposants, qui devaient être nombreux, trouvèrent une possibilité inespérée de mettre la main sur lui : la trahison de Judas. Le sanhédrin (cour de justice juive) avait-il finalement pris les devants en faisant arrêter Jésus ? C’est ce qu’affirme la tradition du » récit de la passion « . Toujours est-il que Jésus est condamné par le pouvoir romain, pour un motif politique : celui d’avoir voulu être « Christ », un messie, donc un concurrent pour le ponce romain, mais aussi pour l’autorité religieuse juive, dont le pouvoir est certes limité. Jésus subit le supplice romain de la crucifixion.
La nouvelle voie
Après l’effondrement du projet, tout le monde n’a pas rendu les « armes ». Très vite, des disciples se regroupent et… continuent : il reviendrait, pensaient-ils – ou il est encore là (ressuscité)… Quelque temps plus tard, Jacques dit le Juste, dans le temple de Jérusalem, demande assidûment à Dieu de faire advenir son royaume. On sait que cette espérance est aussi partagée très vite par les juifs de la « diaspora » (les juifs vivant hors Palestine), dont certains reviennent à Jérusalem, – où il y avait des synagogue des juifs « grecs » (voir Actes 6 v. 9). Ce sont eux qui vont être les plus actifs pour porter le message d’espérance hors de la Palestine.
Très vite, des païens, prosélytes (candidats au judaïsme) d’abord, vont entrer dans le peuple de l’alliance.
Le royaume n’arrivant pas, le personnage de Jésus devient une figure de plus en plus symbolique – symbole de Dieu qui est venu, qui vient et qui viendra. Le Christ, qui était censé être le personnage royal pour un peuple bien précis, le peuple juif, devient progressivement une figure plus spirituelle (8) – le royaume sera même considéré par l’évangéliste Jean qui transforma ainsi l’enseignement de Jésus, comme n’étant « pas de ce monde » (Jean 18 v. 36)! Il deviendra une figure sacrificielle pour d’autres : il aurait été offert (mais, notons-le, ce serait Dieu qui se l’offrirait à lui-même !!) pour nos péchés. Puis, prend l’allure d’une figure quasi divine.
Le projet de Jésus pour son peuple devient un projet pour le monde
L’église va se considérer comme l’héritière du peuple d’Israël, lorsqu’aux alentours des années 85 à 90 les chrétiens seront rejetés par le pouvoir religieux pharisien qui avait succédé aux sadducéens après la « Guerre Juive » (9). Elle se considérera comme le peuple bénéficiaire du royaume qui viendrait – bientôt, ou un jour de la « fin des temps ».
Une nouvelle religion était née. Lui fallait-il un prince, fut-il absent corporellement, mais présent spirituellement ? Elle a Jésus, le Christ.
Jésus n’avait pas fondé de nouvelle religion. Mais les choses se sont passées ainsi : il est devenu malgré lui, et a posteriori, le fondateur du christianisme.
Quelle est alors la vocation de ce christianisme ? On a donné à cette question de multiples réponses. Nous pensons que la principale est d’appeler à un vivre-ensemble qui laisse ouvert l’avenir du monde, et permette à tous de vivre de manière digne – la plus digne possible ! Dans cette perspective, les chrétiens ne se contenteront pas d’être de » doux rêveurs « , mais s’appliqueront à être » sel de la terre » et » lumière du monde « , sans oublier que tout ce qui paraît acquis peut à tout moment être remis en question et que l’homme est bien capable de se barrer à lui-même la route des lendemains.
Ernest Winstein
(D’après un article publié dans « L’Ami – Der Gottesfreund » n° 285 mars 2005 pp. 3-4)
Notes :
1. Marc nous a laissé l’évangile le plus ancien, dont une première édition remonterait aux années cinquante du premier siècle.
2. » Il vit les cieux s’ouvrir » (Marc 1 v. 10).
3. Littéralement : il voit l’esprit descendre sur lui – Dieu vient vers lui ou en lui (1 v. 10).
4. C’est au milieu de l’évangile, avec la confession de Pierre à Césarée, qu’apparaît le mot » christ » (Marc 8, 29).
5. En principe, un disciple a choisi d’écouter le maître. Jean semble garder trace de ce choix que font les disciples : certains quittent le maître Jean pour aller chez Jésus -voir Jean 1 v. 35ss), contrairement à Marc et ses parallèles où Jésus choisit les quatre premiers disciples.
6. Le » magnificat « , chant messianique de louange mis dans la bouche de Marie, illustre bien cette attente – voir Luc 1,50 à 55.
7. les fils de Zébédée, Jacques et Jean, en Marc 10 v. 35-37.
8. cf. Jean 15 v. 26 : Il reviendra sous forme d’esprit : » je vous enverrai le paraclet (le consolateur) que je vous enverrai de la part de Dieu, l’Esprit de vérité… « .
9. Après l’année 70 – la révolte des juifs s’étant soldée par une catastrophe, noyant la révolte dans le sang et laissant des ruines, dont le temple de Jérusalem.